Meinrad Hebga

Meinrad Hebga : Penseur africain intempestif

« On écrit en fonction d’un peuple à venir et qui n’a pas encore de langage. Créer n’est pas communiquer, mais résister. Il y a un lien profond entre les signes, l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance d’une vie organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont des organismes qui meurent, pas la vie ».

« Tout écrivain, tout créateur est une ombre. Comment faire la biographie de Proust ou de Kafka ? Dès qu’on l’écrit, l’ombre est première par rapport au corps ».
Gilles Deleuze, « Pourparlers »

Meinrad Hebga fut phisolosophe, anthropologue, théologien, exorciste et aura été inflexiblement un penseur de la subjectivation proprement africaine.
Il en donne illustration dans son journal spirituel (daté du 18 Décembre 1951) en proclamant : « Je ressens à mon âme une immense tristesse. Je me demande quel est le rôle providentiel des nègres dans la création, et quel est leur destin ».

En revisitant son œuvre protéiforme forgée au cours du XXe siècle en ce début du XXIe siècle, ses contemporains (American Biographical Institut) l’ont élu en 2006 personnalité de l’année (cette distinction est destinée à honorer les œuvres et les actions qui ont influencé l’humanité dans un domaine de la pensée, et ont changé la façon de voir ou de penser préalablement établie).
Car, Meinrad Hebga ne se contentait pas seulement de faire surgir le réel en se payant de mots : il a su fonder un discours et une praxis rendant intelligible la totalité du réel africain. Maintenons ici en dernière analyse le sens du mot « réel » selon Jacques Lacan, lorsqu’il déclare : « Le réel, c’est lorsqu’on se cogne ».

Comme intellectuel de premier-plan, à l’égal de son compagnon SJ Engelbert Mveng, il a su être un penseur de la « modernité » africaine. La modernité étant synonyme pour ses contemporains d’en finir avec toutes formes de dominations de l’Occident sur l’Afrique. Ici, nous empruntons l’assertion « moderne » chez Roland Barthes lorsqu’il proclame qu’ : « être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible ».

Ainsi, M.Hebga a légué aux Africains une œuvre pluridisciplinaire allant de la philosophie à la théologie de la libération, de l’anthropologie à l’exorcisme, de la clinique à l’analyse des mathématiques en passant par l’ésotérisme dans les limbes d’une espérance africaine.

Serviteur de Jésus, il a bataillé ferme (Jésuite, publiant dès 1956, en compagnie de ses confrères un ouvrage collectif et des articles) contre l’instauration de la Civilisation Chrétienne en Afrique ; prônant à dessein l’émancipation d’Eglises sous tutelle dans un « Essai sur l’ère post-missionnaire ».
En 1968, dans son ouvrage intitulé « Etapes des regroupements africains », il invita les leaders Africains à rejeter la scission du continent qu’ils ont hérités de l’aventure coloniale - leur proposant pour ainsi dire une démarche de rassemblement panafricain.

Son amour de la philosophie l’avait conduit, par les chemins ouverts, de l’anthropologie africaine, de dégager une philosophie du langage à travers "Le Concept de Métamorphose d’hommes en animaux, chez les Basaa, Duala et Ewondo, Bantu du sud du Cameroun" (sujet de sa thèse de Doctorat). Ce fut aussi sa manière de rendre hommage aux cultures Africaines.

Alors qu’il accueillait et soulageait comme Prêtre exorciste des âmes africaines en déshérences, la clinique demeura sa manière de rester auprès des plus vulnérables. Proclamant que la méconnaissance de l’Histoire Africaine par ses populations est un facteur de prévalence des maladies de l’âme en Afrique. Il poursuivit : les Africains doivent extirper des ressacs de l’inconscient l’une des matrices de cette souffrance, donc le néocolonialisme. Notamment en réexaminant leur Histoire.

Cette conviction qu’il partagea avec Engelbert Mveng, fut aussi celle de nombre de leurs contemporains. Elle fut la clé de voûte de son sacerdoce. Dès lors, il se fit l’Apôtre des Africains dans le combat pour le rétablissement de leur dignité ; scrutant ensemble la mémoire historique, afin de rendre possible le travail sur l’inconscient collectif. D’où sa publication d’ouvrages et articles tels que « croyance et guérison », « Sorcellerie et maladie en Afrique noire », et « Interpellation des mouvements mystiques ».

Son approche de la clinique comme art des déclinaisons ne se limita pas à décrire la psychologie africaine. En créant dès les années 70 le mouvement la fraternité EPHPHATA (Ouvres-toi), il se dotera là d’un outil qui lui permettra de confondre ses recherches à sa pratique de terrain. C’est plus tard qu’EPHPHATA se déclinera en centre qui se révèlera comme le couronnement de son oeuvre. Car, ce lieu exceptionnel est désormais une université populaire et un forum à ciel ouvert à Yaoundé (Cameroun) qui dispense à ses adhérents des thérapies de groupes qui s’appuient sur la croyance et la guérison.

Enfin dans « La rationalité d’un discours Africain sur les phénomènes paranormaux », Meinrad Hebga nous offrira son « testament africain ». C’est dans cet opuscule, qu’il nous délivrera la critique comme art des conjugaisons et la clinique comme art des déclinaisons. Il y développera courageusement une métaphysique, une phénoménologie et une épistémologie d’un discours Africain sur les phénomènes paranormaux, dédaignant ses détracteurs qui jugeaient préalablement son objet d’étude sans intérêt.

Né le 31 Mars 1928 à Edéa au Cameroun, Meinrad Hebga fut premier recteur noir et introducteur des langues nationales, de la mixité, dans l’enseignement au collège Libermann, Cameroun. Dans son enseignement et ses recherches, il ne se contentait pas seulement de faire surgir tout un monde en se payant de mots : il a payé de son être même.
Ce Polyglotte (il parlait Allemand, Hébreu, grec ancien, Latin, italien, Anglais, Français et de nombreuses langues africaines) s’est éteint le 03 Mars 2008 à Château-Thierry (France). Nous avons assisté nombreux à ses Obsèques ce 14 du mois en l’église Saint Ignace, Paris 6. Avec son départ, l’Afrique accompagnait dans son repos mérité un savant, une grande figure intellectuelle pluridisciplinaire de renommée mondiale.

Les 19, 20, 21 avril 2007 donc près d’un an avant le décès de Meinrad Hebga, à Douala, des hommages lui étaient rendus par d’anciens élèves du collège Libermann de la période 1952-1965 dans un ouvrage collectif qui sera publier par l’Association des Anciens élèves du Collège Libermann de Douala — sous la direction du philosophe Eboussi Boulaga afin d’« attirer l’attention sur ceux qui œuvrent dans le silence et où se dénombre ceux-là dont nous pouvons dire sans emphase, que nous devons d’être ce que nous sommes positivement ».
Donc, Meinrad Hebga est désormais une figure intellectuelle qui s’impose aux générations à venir. A celles qui voudront inscrire leurs pas parmi tous « ... ceux d’entre eux qui ont poussé plus loin la marche sur le chemin des hommes ».

Donnant sa réplique à l’ouvrage qui lui sera consacré à la suite au titre : "La dialectique de la foi et de la raison, Hommage à Pierre Meinrad Hebga" (Editions Terroirs), le philosophe et anthropologue conviera ses exégètes (certains l’ayant eu comme maître, certains pour disciple, étudiant ou collègue) à l’élucidation conceptuelle de son Patronyme, lequel croit-il savoir, portait les oracles de son destin qui traduisent les origines sa vocation – Il y associera en prélude Meinrad qui dérive des affres de l’occupation du Cameroun par l’allemagne. Lisons le prologue :

— « Meinrad est un prénom allemand, et signifie Mon conseil : ceux qui ont vécu sous la colonisation allemande donnaient volontiers des prénoms allemands à leurs enfants. Hebga signifie en bassa « respirez ou reposez-vous ! »

Cette amorce autobiographique nous donne la quintessence de la riposte de l’herméneute et initié Meinrad Hebga, lorsqu’il nous révèle que son patronyme avait prédéterminé son choix de vie. Précisant les missions qui lui étaient assignées en naissant, à savoir le : conseil [ qui serait à l’origine de son parti pris pour la philosophie], respirer [d’où son engagement pour la liberté et l’auto-réflexivité africaines] /ou repos ajoutera-t-il [celui enfin retrouver du guerrier]. Evitant dès lors, que ses exégètes ne le mue en chroniqueur de son œuvre.

Donc, nous avons à relire son œuvre dont le legs devrait réorienter notre effort intellectuel. Car, quand Hebga dit, « Meinrad est un prénom d’origine allemande qui signifie Mon conseil », il nous parle non seulement de sa naissance sous la colonisation Allemande, mais nous rappelle que la colonisation demeure un objet de contemplation à travers ses effets induits.

Et quand il examine son Patronyme Hebga, c’est aussi pour nous montrer son aptitude à dire et à comprendre ce que disent les Oracles, précisément le sien qui le prédestina à Respirer ou se Reposer.
Nos contemporains ont-ils conscience de cette possibilité essentielle de nous-même ?

Désormais, on dira de Meinrad Hebga qu’il a préféré le conseil et respirer, car la respiration et le conseil s’accordaient d’avantage à sa passion de : la recherche, de l’écriture, de la transmission, et l’apostolat des malades.

Bibliographie indicative

— Christianisme et négritude, in Des Prêtres noirs s’interrogent, ed. du Cerf, pp.189-203, 1956.

— Une pensée, une culture, in Revue Présence Africaine p. 14-15, 1957

— Plaidoyer pour les logiques d’Afrique noire, in Recherches et débats, Fayard, pp. 104 à 115, 1958.

— Aspects sociologiques du développement économique, in Afrique-Documents, n° 72, p. 3 s, 1964.

— Acculturation et chances d’un humanisme africain moderne, in Présence Africaine, n°68, 1968.

— Emancipation d’Eglises sous tutelle, Paris, Présence Africaine, 169 p., 1976.

— L’homme vit aussi de fierté. Vers la perte de l’identité africaine ? Présence Africaine, n°90 / 100, pp. 19-40., 1976.

—  Dépassements, Présence Africaine, 88 p., 1977.

— Croyance et guérison (ouvrage coll.), éd. CLE, Yaoundé, 1977.

— L’efficacité symbolique, in Croyance et guérison, (ouvrage coll.), CLE, 1977.

— Eglises dignes et églises indignes, in Concilium 150, pp. 127-134, 1979.

— Sorcellerie et Prière de délivrance, coéd. INADES et Présence Africaine, 2e éd. 215 pages, 1982.

— Sorcellerie, chimère dangereuse ? éd. INADES et Présence Africaine, 2e éd. 300 pages, 1982.

— Eloge de l’« ethnophilosophie », in Présence africaine, n°123, pp. 20-41 (Cité dans Encyclopédie Philosophique Universelle, PUF, Les Œuvres Philosophiques, 1.2, col. 4177), 1982.

— Sorcellerie et maladie en Afrique, in Telema, 4/82, pp. 5-48, 1982.

— Santé et salut, in Christus, n°118, avril pp. 155-167, 1983.

— Universality in theology and inculturation, in Bulletin of African Theology, Vol. V, n° 10, juillet-décembre, pp. 179-192, 1983.

— Une interpellation des Mouvements mystiques, in L’Afrique et ses formes de vie spirituelle, Actes du 2e Colloque International, Kinshasa, 21-27 novembre, pp.69-81, 1983.

—  De la généralisation d’un particulier triomphant à la recherche de l’universalité, in Concilium, n° 191, pp. 85-94,1984.

— Guérir l’homme, in Telema, n°3-4/87, pp. 11-22, 1987.

— Eglises particulières d’Afrique et Eglise universelle : autonomie et communion, in Quelle Eglise pour l’Afrique du 3e millénaire ? Actes de la 18e Semaine théol., Kinshasa, pp. 199-212, 1991.

— La guérison en Afrique, in Concilum, n°234, pp. 83-96, 1991.

— Dio s’è fermato in Occidente ? in Nigrizia 111/n° 9 Sett., Verona, pp. 44-49, 1993.

—  La Théologie au Cameroun, une vue panoramique, in Bulletin de l’Association Européenne de Théologie Catholique, Tübingen, Heft 2, 6 Jahrgang, pp. 106-114, 1995.

— Afrique de la Raison, Afrique de la Foi, Paris, Karthala, 206 p, 1995.

— Aspects de la contextualisation de l’Eglise universelle en Afrique, in Ein Glaube in vielen Kulturen, IKO, Verlag, pp. 100-109, 1996.

— La Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, Paris, L’Harmattan, 362 pages, 1998.

— Mieux vaut en rire, Yaoundé, éd. AMA-CENC, 2001.

— La rencontre des rationalités, Colloque international de Porto-Novo, 18-21 septembre, 2002.

— Relecture critique de l’origine de la philosophie, et ses enjeux pour l’Afrique, Colloque international de philosophie, Yaoundé, UCAC, du 1er au 5 décembre, 2003.

— Mouvements religieux et sectes à l’assaut de la planète, le cas de l’Afrique, Yaoundé, éd. AMA-CENC, 107 pages, 2e éd., 2004.

Le mouvement la fraternité EPHPHATA (Ouvres-toi) lien :

http://www.fraternitephphata.org/la-fraternité/fondateur-père-p-meinrad-hebga-s-j/

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